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L’actuelle crise sanitaire a créé un espace incomparable d’observation de la capacité des États à utiliser le droit le plus adapté pour gérer une situation d’exception.
Quoi que puisse en penser les tenants d’une vision radicale de la défense à tout prix des libertés individuelles et collectives, force est de constater que depuis que des sociétés organisées existent, elles souhaitent survivre à une crise majeure car les individus composant ces sociétés ont analysé qu’il y avait plus d’avantages à voir perdurer le modèle pour lequel ils se sont agrégés que de le voir disparaitre avec tous les inconvénients individuels que cela entrainerait.
Elle recouvre l’impératif de survie de la société par lequel le pouvoir constitué va s’autoriser à transgresser le droit dans l’intérêt public.
Il est intéressant de remonter au droit romain qui a très tôt formalisé l’état d’exception. On le trouve décrit assez précisément dans Les Philippiques, série de 14 discours prononcés par Cicéron en 44 et 43 av. J.-C dans lesquels il attaque Marc Antoine, qui tente un coup de force en marchant sur Rome. Le Sénat, informé d’une menace contre la République prononce un senatus consultium ultimum demandant aux consuls (mais aussi à leurs substituts et aux citoyens) de prendre toutes les mesures possibles pour assurer la sécurité de l’Etat. Ce type de senatus consultium entraînait la prise d’un décret déclarant le tumultus (état d’urgence causé par le désordre) et la proclamation du Iustitium (ius ou jus). Ce mot est construit de manière identique à Sol – stitium (le solstice). La signification en est la suspension du droit (comme pour le soleil qui apparaît stationnaire quelques jours).
Le droit de l’exception organise donc la vie des citoyens dans un espace spatio-temporel vidé des contraintes juridiques habituelles.
C’est bien parce que le juriste constate la mise en échec de la norme de droit commun, « la norme normale » qu’il propose une norme d’exception apte à traiter une situation faite d’aléas, d’imprévisions et d’exceptions. Nous ne sommes plus dans le normal mais « l’anormal » demeure un ordre et se déploie de manière consentie. Le droit est toujours présent mais dans une dimension de « non-exécution » ou suspension.
Au final se dessine une vision plus contrastée de l’exception avec la vision acceptée d’un espace vide de droit vécu comme nécessaire à l’ordre juridique pour exister dans la durée et surmonter les vicissitudes de la vie réelle. Dit autrement, pour garantir son bon fonctionnement, le droit doit composer avec une anomie acceptée et voulue.
En droit administratif on parlera de la théorie des circonstances exceptionnelles qui va permettre de prendre en compte des bouleversements contractuels et d’agir sans texte sous le contrôle a posteriori du juge. Cette formule est intéressante car elle renvoie au facteur déclencheur de l’inapplication du droit normal.
Ce débat sera traité dans un numéro à venir des Cahiers de la sécurité et de la justice traitant de la crise sanitaire du COVID 19 qui sera publié en fin d’année 2021.
La question est aujourd’hui de savoir si le droit administratif doit garder sa place prépondérante dans la gestion des pouvoirs de crise appréciés comme étant exceptionnels et donc susceptibles d’être exercés sans texte.
L’évolution en cours semble faire remonter vers le juge judiciaire le contrôle, ce qui, en creux revient à réduire le champ de la police administrative et surtout de disposer de textes législatifs restreignant les libertés.
Cette évolution se situe très logiquement dans le mouvement de protection universelle des droits de l’homme qui s’est amplifié à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En réaction aux dérives totalitaristes qui peuvent s’accommoder de la doctrine de l’État de droit comme nous l’avons vu plus haut, est apparue la nécessité de prendre en compte la protection des droits « intangibles ». Ils sont notamment énoncés dans la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans le préambule de la Constitution de 1946. Ces droits intangibles recouvrent l’esclavage, la servitude, le travail forcé et obligatoire, la dignité humaine, l’interdiction de la torture et le principe de légalité des délits et des peines énoncées à l’article 7 de la CEDH qui ne souffre aucune restriction, y compris en cas de guerre ou de danger menaçant la vie de la nation selon l’analyse de plusieurs constitutionnalistes européens.
Cette évolution ne conteste pas que des mesures d’exception constituent des réponses à des menaces exceptionnelles, mais cela repose sur l’existence de textes fondant ces mesures et leurs procédures de contrôle.
Si naît chez le citoyen un sentiment que la menace brandie est un prétexte pour poursuivre d’autres objectifs et renforcer globalement les pouvoirs coercitifs de l’État, la contestation de ces mesures sera grandissante et ira de pair avec une remise en cause de la légitimité du décideur et peu importe que ce dernier ne soit animé d’aucune idée dictatoriale. Ce qui sera prégnant sera bien le ressenti de la prise de décision et/ou de la communication qui l’accompagne.
Ce qui frappe, aujourd’hui, est que l’exception se pérennise, qu’elle contamine le droit "commun", qu’elle engendre et justifie des pratiques de plus en plus restrictives des libertés. Cela va en plus de pair avec une accoutumance des esprits à l’existence d’un régime d’exception qui tend à devenir la norme et répond même à une demande provenant des citoyens.
Nous ne pouvons que constater que, quelles que soient les précautions prises, l’État « policier » se profile toujours à l’horizon de l’État de droit et que, dans les failles de l’ordre juridique libéral, aggravées aujourd’hui par des technologies, fonctionnent toujours des mécanismes d’exception capables de le miner progressivement de l’intérieur.
Deux questions se posent et qui sont sans réponse évidente tant que la réalité d’une crise fait sentir ses effets :
Jusqu’à quel degré de restrictions aux droits fondamentaux un régime peut-il continuer à se prétendre démocratique ?
N’y a-t-il pas un moment où il faut accepter de dire qu’on n’est plus dans un État de droit digne de ce nom ? ».
On peut difficilement compter sur l’émergence rapide d’un esprit de résistance des citoyens, tant l’ampleur de la numérisation de nos sociétés et l’abandon volontaire de notre espace privé sont grands. Quand cela se combine avec une crise du pouvoir qui touche l’ensemble des démocraties occidentales, on peut mesurer l’ampleur du défi à traiter.
Les citoyens vivent dans des États qui n’incarnent plus à eux seuls le pouvoir et il leur est même demandé d’être les acteurs individuels d’un changement qu’ils ne maîtrisent pas. Nous avons d’un côté des citoyens qui font de moins en moins confiance à l’État, qui se posent en victimes plus qu’en acteurs et en face des pouvoirs publics qui se positionnent sur le registre compassionnel pour tenter de « vendre » leur autorité.
Le délitement de l’identité collective qui résulte de cette situation ne constitue pas le cadre idéal pour traverser une période de crise aussi intense que celle que nous connaissons. Raison supplémentaire de ne pas se priver d’un droit qui a fait ses preuves car comme le démontre le rapport de l’épidémiologiste Didier Pittet remis en mars 2021, la gestion d’une crise à forte incertitude nécessite de décider avec des outils adaptés. L’enjeu est bien, d’une part de concilier pouvoir démocratique et prise de décision rapide par une administration forte et d’autre part arbitrer entre pari et calcul, c’est à ce prix que le politique retrouvera sa force et sa légitimité.
En savoir plus
Rapport final de la Mission indépendante nationale sur l’évaluation de la gestion de la crise Covid-19 et sur l’anticipation des risques pandémiques (Rapport PITTET)