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La publication en septembre 2021 de l’ouvrage « NOISE » coécrit par Olivier Sibony, professeur de stratégie à HEC, Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie 2002 (pour ses travaux sur le jugement et le prise de décision) et Cass Sunstein (juriste constitutionnel et philosophe américain, professeur de droit à Harvard) est pour moi l’occasion de poursuivre dans ce blog une série d’articles commencée en 2013 sur le thème du comportement humain et de la prise de décision en situation de crise.
Le premier article, en 2013 présentait l’apport des travaux de Daniel Kahneman sur « l’effet de halo » et sur le biais de « pseudo certitude » montrant que nous privilégions nos premières impressions et que nous agissons souvent selon des vérités périmées. http://www.gerard-pardini.fr/spip.php?article40
Le second en 2014 traitait de la théorie de la disponibilité qui permet d’appréhender la fréquence avec laquelle les exemples viennent à l’esprit et qui explique notre propension à s’engager plus fortement dans des actions de prévention après une grande catastrophe, mais aussi le délitement rapide de ce comportement vertueux au fur et à mesure que le souvenir de la catastrophe s’éloigne. http://www.gerard-pardini.fr/spip.php?article44
Le troisième en 2017 faisait suite à l’attribution du Nobel de l’économie, le 9 octobre de cette même année à Richard Thaler de l’université de Chicago dont les travaux montraient que nombre de biais (émotionnels, d’habitudes, sociétaux) nous font prendre des décisions sortant de la rationalité en déjouant les mécanismes mis en place pour encadrer la prise de décision.
Les travaux de Thaler montrent qu’il y aura toujours une liberté d’agir pour choisir une décision jugée optimale. L’article renvoie à son ouvrage publié en 2015 : Misbehaving. The Making of Behavioural Economics et qui a été édité en français.
http://www.gerard-pardini.fr/spip.php?article96
Noise s’inscrit dans la ligne développée par Kahneman dans son ouvrage « Système 1, systéme2, les deux vitesses de la pensée ».
Kahneman avait notamment expliqué le comportement vertueux des victimes et des quasi-victimes d’une catastrophe qui vont s’engager plus fortement dans des actions de prévention ou de renforcement de leurs assurances mais cet engagement vertueux est cyclique car sur de longues périodes ces comportements s’estompent au fur et à mesure que le souvenir de la catastrophe s’éloigne.
Noise vient compléter ces apports de l’économie comportementale en montrant qu’il existe une « variabilité » de notre jugement quand nous prenons des décisions qui peut être partiellement imputable au « bruit » de fond qui imprègne le contexte de prise de décision.
Autant les biais peuvent être facilement identifiés, autant le « bruit » est difficile à isoler tant il est intriqué à notre manière d’agir. Olivier Sibony présente ainsi le concept : « Les gens font des jugements différents, et des erreurs différentes. Une partie des erreurs est partagée : c’est le biais. Mais il existe une variabilité dans leurs erreurs, des erreurs qui ne sont pas partagées. C’est ce que nous appelons le bruit. Il a un impact sur tous les jugements professionnels pour lesquels nous attendons de la cohérence : juges, médecins, enseignants, assureurs… Dans une organisation, les gens supposent qu’ils prennent leurs décisions de la même manière ; et nous supposons que les erreurs, s’il y en a, sont constituées de biais. Mais nos recherches montrent qu’il existe également une quantité inquiétante de bruit, qui est à l’origine d’erreurs coûteuses et d’injustices. »
Les exemples contenus dans l’ouvrage sont édifiants, ils vont de l’évaluation des risques dans le secteur de l’assurance, aux décisions de justice pénale (avec par ex 3 ans et demi de différence moyenne entre les peines prononcées par différents juges pour des affaires similaires et simples dont on pouvait imaginer qu’il y aurait peu de place pour des écarts de cette ampleur).
Cela est rendu possible par le fait que le décideur, quel qu’il soit, n’est pas conscient de sa perméabilité au « bruit » qui va influer sa décision. Les auteurs expliquent ainsi les considérables écarts dans le traitement de la crise COVID par les pays démocratiques au regard notamment de l’utilisation des vaccins.
Nous ne saurons que dans plusieurs mois ou années qui aura eu tort ou raison dans la prise de décision qui a été influencée dans chaque pays par le bruit ou les bruits qui leurs sont propres et qui touchent à la perception de la vie, à la perception de l’économie, de la démocratie etc ….
Les auteurs proposent des méthodes pour aider à la réalisation « d’audits de bruit » pouvant optimiser la prise de décision en évitant des erreurs. Les bonnes questions à se poser sont de bon sens mais encore faut-il vouloir se les poser ! Ce sont des interrogations comme : « Les alternatives ont-elles été pleinement envisagées, et les preuves qui les soutiendraient ont-elles été activement recherchées ? ». ; « Des données ou des opinions inconfortables ont-elles été supprimées ou négligées ? » ; « Le jugement s’est-il fortement appuyé sur des anecdotes, des histoires ou des analogies ? Les données les ont-elles confirmées ? ». Les auteurs appellent cela « l’hygiène décisionnelle".
Cet apport est à mon sens considérable car se focaliser sur la réduction des biais cognitifs peut générer le risque de substituer à la prise de décision humaine, une prise de décision rationnelle aseptisée des biais cognitifs. Le risque est bien alors de se trouver un jour face à une crise aggravée par une prise de décision tellement rationnelle qu’elle sera rejetée ou incomprise par les humains à qui elle était destinée.
Introduire de « l’hygiène décisionnelle » avec des questions telles que celles évoquées ci-dessus revient à redonner à l’humain un rôle central. Comme je l’évoquais dans un autre article de ce blog consacré à la nécessaire reconquête du terrain philosophique, nous serions donc bien inspirés de nous redonner les moyens de répondre aux quatre questions fondamentales que Socrate posait à ses interlocuteurs : De quoi s’agit-il ? Que cherches-tu au fond ? Que veux-tu dire au juste ? Comment sais-tu ce que tu viens de dire ?
En savoir plus :
Daniel Kahneman, Olivier Sibony, Cass R. Sunstein
Noise ; Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter ; Éditions Odile Jacob
HEC TALKS : https://www.youtube.com/watch?v=6X91ruTd6Fw
Daniel Kahneman, (trad. de l’anglais), Système 1 : Système 2 : les deux vitesses de la pensée ; Flammarion, coll. « Essais », 2012