--> Comprendre les crises (76) Lire l’Histoire des institutions de Jacques ELLUL
06 fév 2022
Comprendre les crises (76) Lire l’Histoire des institutions de Jacques ELLUL

Jacques Ellul, professeur d’histoire et de sociologie des institutions à l’université de Bordeaux est mort en 1994. Né en 1912, il a connu les drames et les grands soubresauts du XX siècle, ce qui lui a vraisemblablement permis d’imaginer ce que serait le XXI siècle. A lire ces écrits, force est de constater qu’il a été visionnaire. Frédéric Rognon, pasteur de l’Église protestante unie de France et professeur de philosophie à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg, est l’un des meilleurs connaisseurs de la pensée d’Ellul qu’il qualifie de : « penseur du XXIe siècle égaré dans le XXe siècle ».
Ellul a écrit plus de cinquante ouvrages sur les thèmes des institutions, de la sociologie technique et politique et de la théologie. Ce sont surtout les ouvrages sociologiques qui sont connus et qui ont fait l’objet de nombreuses publications à l’occasion du centenaire de sa naissance en 2012. On peut notamment citer : La Technique ou l’Enjeu du siècle ; Histoire de la propagande ; L’Illusion politique ; De la révolution aux révoltes ; Le Système technicien…
Son Histoire des Institutions, une somme de près de 2000 pages publiée entre 1955 et 1956 et plusieurs fois rééditée, couvre en quatre tomes, l’Antiquité, le Moyen Âge, la période du XVIe siècle au XVIIIe siècle et le XIXe siècle (1789–1914). Chaque période comporte une analyse des crises traversées qui est intéressante à lire pour qui veut disposer des clés expliquant la profonde crise actuelle du monde occidental.
Pour la période antique, Jacques Ellul rappelle qu’au III siècle, le monde connu connaît une course entre la désorganisation économique et l’intervention de l’État. Les villes se barricadent, les monnaies sont dévaluées, les prix évoluent différemment selon les régions d’Europe, les échanges de marchandises ralentissent, de graves épidémies ravagent de grandes zones. L’État nous dit Ellul « cherche à répondre à tout » …et ainsi « commence l’énorme entreprise de réglementation et de fixation, qui, avec une apparence d’organisation, achèvera la décadence économique de l’Empire… »
Au moyen-âge les crises économiques conduisent à aggraver les inégalités entre riches et pauvres, ce qui va entrainer l’apparition de mouvements révolutionnaires un peu partout en Europe tout au long du XIV siècle.
On comptera en France jusqu’à une vingtaine de mouvements insurrectionnels par an : la noblesse s’oppose au roi, les bourgeois des villes contre les patriciens urbains (nobles et très riches qui sont aux commandes des cités) et émeutes de la misère dans le monde rural et en ville.Aux XVII et XVIII siècles, l’un des faits marquants est l’opposition aux réformes que tente de réaliser les gouvernements et la fronde est conduite par les parlementaires qui vont jusqu’à inciter à la révolte le peuple en lui faisant croire que le roi veut réduire les libertés locales …A la veille de la révolution, les grandes réformes de la justice et de l’organisation administrative sont ajournées …
Au XIX siècle, ce sont les contradictions de l’État libéral qui révèlent ses faiblesses en montrant que la liberté qu’il annonce assurer n’est qu’une illusion.
C’est une période marquée par un balancement permanent entre « vouloir réaliser la volonté du peuple et protéger la liberté des individus » ...

La France était divisée en deux blocs depuis l’effondrement du premier Empire. Une partie du peuple avait fait la révolution et adhéré à l’Empire et l’autre partie les avait combattus. L’État libéral était la réponse pour rassembler au maximum ces deux parties antagonistes, mais chacune avait pour objectif de prendre le contrôle des institutions pour prendre l’avantage sur l’autre. Le nationalisme est indissociable de cette période car il va être une valeur « permettant de juger ce qui est bien et mal » et de rassembler une masse significative de citoyens qui se retrouve pour ne pas tolérer la liberté pour tout ce qui n’est pas national.
Tout cela aboutira à mélanger Nation et État, car seul l’État peut donner un visage à la Nation, mais aussi à introduire les notions de patrie et patriotisme. La démocratie va devenir nationaliste et la souveraineté ne peut trouver à s’exercer que par les gouvernants ce qui va éloigner les démocraties libérales de la liberté qu’elles avaient pour objectif d’affirmer et de défendre. C’est aussi à cette époque que l’État va commencer à être impuissant et masquer son impuissance par un renforcement remarquable de son organisation. Cela sera accepté pendant des dizaines d’années en raison des guerres mondiales qui donnent aux citoyens un sens pour participer à un combat de défense de la Nation. Ellul nous dit que l’individu est devenu citoyen, il dispose de libertés, participe activement à désigner ses gouvernants mais ces libertés ont pour contrepartie des obligations de plus en plus lourdes dans les domaines militaires et budgétaires. Le prix de plus en plus important du fonctionnement de l’État va être un coin enfoncé dans la démocratie libérale...

En savoir plus :
Jacques Ellul : faute d’espoir, l’espérance. France Inter / émission Intelligence service du 18 décembre 2021
https://www.franceinter.fr/emissions/intelligence-service/intelligence-service-du-samedi-18-decembre-2021

Frédéric Rognon : Jacques Ellul. Une pensée en dialogue ;
Genève, Labor et Fides (coll. Le champ éthique), 2007.

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