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Les Fonds secrets ! Quand sont-ils apparus ? A quoi servent-ils ? Que recouvrent-ils en réalité ? Sont-ils réellement contrôlés ? Leur utilisation est-elle toujours légale ou morale ? Que font d’autres pays ?
Cet ouvrage a été écrit en 2001 pour apporter des éléments historiques et factuels au débat sur l’utilisation des fonds secrets après la révélation de leur utilisation pour des voyages effectués par un ancien président de la République et maire de Paris.
Lire un extrait
Il a semblé utile de mettre en perspective dans cet ouvrage les conflits internes à l’Etat et ses contradictions dans les domaines éminemment sensibles que sont l’argent et le secret. Même là, surtout là, est on tenté de dire, la transparence peut être organisée. La refuser enferme dans un système de croyance et empêche toute analyse raisonnée. Les lieux de débat démocratique pour parvenir à gérer les intérêts vitaux de la nation ne manquent pas. A force de camper sur des positions vieilles de quelques siècles, la dénonciation des dérives de l’Etat est devenue une habitude.
Le débat actuel pour intéressant qu’il soit ne doit pas masquer la réalité. L’Etat s’est inoculé lui-même le virus qui ronge sa classe politique et sa fonction publique. Dénoncer sans tenter d’expliquer les causes d’une crise est un exercice vain. Contrairement à des clichés souvent véhiculés, le clientélisme politique et administratif n’a pas cessé avec l’avènement de la République. Bien au contraire, la République pour s’affirmer et montrer qu’elle pouvait récompenser ses serviteurs aussi bien que ne le faisait le souverain a encouragé l’interpénétration de la politique et de l’administration. Cet aspect de la démocratie moderne n’est pas le plus engageant. Il est marginal mais sa visibilité devient difficilement supportable. Nous semblons avoir atteint au XXIème siècle les limites de cette culture du secret qui a permis l’épanouissement de notre administration.
En effet, Etat est souvent associé à secret. Le terme « secret d’Etat » est une banalité. Il est admis par la communauté des citoyens constituant une Nation que le secret participe à la survie de l’Etat. La notion de secret devient dangereuse quand elle est poussée à son extrême. Elle peut devenir alors le mode normal de fonctionnement des institutions et conduire au totalitarisme, négation de la démocratie.
Il faut donc trouver le dosage subtil de secret qui ne nuit pas à la démocratie. L’exercice est difficile mais réalisable. L’existence de contres-pouvoirs consacrés par la Constitution d’un Etat démocratique vient heureusement limiter l’usage et l’étendue du secret. La garantie de jouir des libertés fondamentales et le contrôle parlementaire en sont les deux principaux.
Le plus grand danger vient finalement de l’intérieur même de l’Etat. Quand ce dernier, comme en France a été construit autour et par l’administration, la vigilance doit être encore plus grande. Pour se protéger du pouvoir politique et assurer sa pérennité l’administration a largement utilisé le secret, à l’égard de toutes les institutions pouvant limiter son champ d’intervention (justice, parlement, associations d’usagers…). Dans notre pays le secret est devenu par tradition l’affaire de l’exécutif et de l’administration.
Cette tendance s’est encore accrue depuis que les fonctionnaires et surtout les hauts fonctionnaires ont colonisé gouvernement et parlement. Ce mouvement amorcé après la Première Guerre Mondiale s’est accéléré depuis 1974. A partir de cette date, les gouvernements de la France ont comporté une moyenne de 54% de fonctionnaires.
La haute fonction publique a également investi le Parlement. Sur la période 1958-2000, la moyenne des parlementaires « fonctionnaires » s’établit à un tiers du nombre total des députés. En 1981, ce pourcentage est même monté à 46% avec l’arrivée massive d’enseignants.
Le phénomène est commun à la gauche et à la droite. La différence tient simplement à la nature des catégories de fonctionnaires investis par leur parti pour occuper des fonctions électives. Le RPR accueille ainsi largement énarques et enseignants supérieurs(plus de 40% de l’effectif des députés de ce parti), le PS compte 60% de députés fonctionnaires et assimilés avec une majorité d’enseignants de collèges et lycées. L’UDF, quant à elle, avec un pourcentage de 25% fait figure de parent pauvre. Ce parti recrutant surtout parmi les chefs d’entreprise et les milieux ruraux.
Ces quelques chiffres sont parlants, ils permettent de comprendre la tradition de secret qui caractérise la vie politique et administrative française. Ce secret participe également au schéma sociologique autour duquel s’est créé le droit protecteur de la puissance publique : Administration responsable, Citoyens irresponsables et son inverse : Administration irresponsable et Citoyens responsables.
Le secret a ainsi été banalisé et encouragé dans la fonction publique. Cela va du fonctionnaire qui refuse de voir son nom apparaître sur une lettre à l’aréopage de hauts fonctionnaires qui décide du secret de l’implantation des parcelles de cultures expérimentales transgéniques.
La transparence est promise mais peine à s’appliquer. Or, les citoyens refusent de plus en plus ce schéma d’irresponsabilité. Ils exercent une pression de plus en plus forte qui a pour conséquence une mise en jeu accrue de la responsabilité pénale dans les sphères administratives et politiques rétives au changement.
La polémique et le débat sur les fonds spéciaux qui se sont ouverts à l’été 2001 n’échappent pas à cette analyse. Que constate t-on ? Deux catégories de juges sont désignées comme médiateur : le juge pénal pour définir l’usage des fonds spéciaux en l’absence de toute précision donnée par la loi, le juge financier( la Cour des Comptes) pour établir à la demande du Gouvernement des propositions de réforme.
On ne peut que se réjouir de la fin annoncée de la confusion d’emploi des fonds spéciaux.
La méthode pour y parvenir démontre l’ampleur de la tâche. Pour faire accepter aux anciens utilisateurs la fin du système, le judiciaire, tel un père fouettard, semble indispensable. C’est parce qu’il y a un risque pénal pour les usagers du secret que la réforme est réalisée.
Voilà le message retenu par les citoyens. C’est plus l’apparence de la morale qui semble être le ressort de l’action politique que la morale.
Pourtant, les français ne paraissent pas s’émouvoir des scandales qui empoisonnent dans un irrésistible crescendo la vie politique. Ils semblent n’éprouver aucune illusion sur le mode de financement des partis politiques ni sur les « à-côtés » que s’octroient les gouvernants. L’indignation pour l’instant reste cantonnée dans les médias.
Une telle perception de la vie politique est pourtant très dangereuse car elle brouille dans l’esprit des citoyens l’image du pouvoir et des dirigeants. En acceptant un rôle public, ces derniers ont fait le choix de s’identifier aux valeurs incarnées par l’Etat. Les citoyens n’en exigent pas plus pour se reconnaître dans leurs gouvernants. Ces derniers en mêlant vie privée et vie publique ont créé la confusion dans l’exercice du pouvoir. Autant, la vie publique se prête depuis toujours à une comédie des apparences acceptée, autant il est impossible de faire rentrer la vie privée dans la sphère publique sans compromettre son image.
Cette analyse vaut également pour les fonctionnaires. Comment incarner les valeurs prônées par l’Etat républicain si des avantages occultes sont consentis et plus encore revendiqués ou si les avantages matériels liés à l’exercice d’une fonction sont mis au service de leur vie privée.
Rendre transparente la vie publique ne consiste pas à priver de toute vie privée ou d’espace secret un homme politique. Il est jugé sur la capacité à maintenir une séparation entre ces deux sphères.
L’histoire des fonds secrets, c’est l’histoire de la confusion entre la nécessité du secret pour contribuer à la défense de la Nation et le secret utilisé pour préserver des corporatismes et être vécu comme le signal de reconnaissance d’une caste. Comme la société secrète du « Trèfle Rouge » crée par le jeune Marcel Pagnol, il est fort probable qu’après une glorieuse prospérité, les fonds spéciaux , tels que nous les connaissons, sombrent dans l’oubli. Les justifications du système sont aujourd’hui bien faibles ; Elles rejoignent le constat de Pagnol : « Quel est l’intérêt d’une société secrète, dont personne ne connaît la secrète existence ? Ce qu’il fallait garder rigoureusement secret, c’était le but de nos activités, ce fut assez facile, nous n’en avions pas. »
Il n’y aura aucune exemplarité à réformer l’utilisation des fonds spéciaux pour mettre un terme à une confusion préjudiciable à la vie publique. Elle n’aurait jamais dû exister.
Aux origines des fonds secrets.
L’emploi de fonds dits « secrets » se confond avec l’apparition de l’Etat entendu comme organisation d’un pouvoir politique. Peu importe la forme de cet Etat : démocratique, républicain, monarchique ou totalitaire. L’histoire est emplie d’évènements relatant l’utilisation discrète d’argent pour asseoir une politique, gagner une guerre, obtenir des renseignements.
Seule l’étude du mode opératoire d’utilisation de ces fonds permet une classification affinée.
Leur emploi sera démocratique si les sommes en jeu sont définies, attribuées et contrôlées par le Parlement, organe d’expression de la souveraineté et disposant seul du pouvoir d’autoriser un gouvernement à utiliser les sommes issues de l’impôt dans un but d’intérêt général.
Leur emploi sera par contre opaque si les sommes à la disposition du gouvernement ne font l’objet d’aucun contrôle extérieur à l’utilisateur. Seul le fait du prince justifie alors le recours aux fonds secrets.
Pour ne parler que du cas de la France, on peut affirmer être en présence d’une utilisation totalement opaque des fonds jusqu’en 1820, date de la première apparition dans une loi de finances d’une ligne de crédit intitulée « dépenses secrètes ». L’accessibilité du document à tous les citoyens, cette loi étant publiée dans le Journal Officiel de la Monarchie, est une démarche vers la transparence.
La situation antérieure, sous les différentes monarchies et le Premier Empire se caractérise par la confusion entre une partie du Trésor Public et la fortune personnelle du souverain.
Il est extrêmement difficile de quantifier le montant des sommes employées alors au titre de la diplomatie secrète ou affectées au fonctionnement de ce que l’on appelle péjorativement « la basse police ». Chaque souverain distraira ainsi de la cassette royale les sommes qu’il juge nécessaires d’attribuer au Secrétaire d’Etat (le Ministre des Affaires Etrangères) ou au Secrétaire pour les Affaires Intérieures chargé entre autre de la police.
Chacun d’entre nous a encore le souvenir des libéralités du Cardinal de Richelieu envers les informateurs qu’il stipendie régulièrement pour obtenir des renseignements sur la Cour d’Angleterre.
La lecture des Trois Mousquetaires nous donne une vision proche de la réalité de l’utilisation des « dépenses secrètes ». Ainsi, ce dialogue du Cardinal à M. Bonacieux dans le chapitre XIV : « Comme on vous a soupçonné injustement, eh bien ! Il vous faut une indemnité, tenez ! Prenez ce sac de cent pistoles et pardonnez-moi…ainsi donc vous prenez ce sac et vous vous en allez sans être trop mécontent ! Je m’en vais enchanté Monseigneur…Je suis aux ordres de Son Eminence ».
La scène est imaginaire, certes, mais ne trahit pas l’histoire. La description des mœurs de l’Etat par Alexandre Dumas provient des mémoires des hommes politiques de l’époque dont il s’est imprégné et qu’il a même parfois recopié, comme l’attestent les spécialistes de cet auteur prolixe.
L’utilisation des fonds pour l’usage diplomatique ou pour les affaires de police est d’autant plus facile que seule circule de la monnaie métallique. Certes, le roi est tenu de réunir les Etats Généraux pour lever l’impôt mais aucun contrôle sérieux n’existe sur la collecte.
Les Fermiers Généraux prélèvent leur dîme et le roi est libre de disposer comme bon lui semble des produits financiers qui lui sont remis. La seule contrainte sérieuse provient déjà du remboursement de la dette auprès des banquiers ayant fait l’avance de fonds au Trésor Royal.
Les sommes utilisées de manière dissimulée peuvent être considérables. On en jugera à la lecture des clauses secrètes du traité de Douvres conclu entre la France et l’Angleterre, le 1er juin 1670. Par ce traité, qui doit beaucoup – dans tous les sens du terme- à la Duchesse d’Orléans (sœur du roi d’Angleterre Charles II), le souverain anglais s’engageait à se rallier publiquement à l’église Romaine et à aider la France dans sa guerre contre les « Provinces Unies » (la Hollande). En échange, il recevait un subside annuel et l’octroi de ports hollandais. Les clauses secrètes du traité prévoyaient le versement annuel de trois millions de livres auquel s’ajoutaient deux millions pour l’achat d’armement. La prime était constituée par la fourniture d’une maîtresse, la Duchesse d’Orléans ayant présenté à son frère une très belle jeune fille dont il succomba au charme.
La corruption d’hommes d’Etat et de hauts fonctionnaires est fréquente en Europe, à cette époque. La France n’est pas la seule à utiliser des fonds publics pour acheter les consciences. Il est amusant de rapporter la vision d’un autre pays étranger sur les mêmes problèmes. La correspondance de Jan de Witt, homme d’Etat hollandais à son ambassadeur en Suède est particulièrement édifiante. France et Hollande se disputent alors l’alliance suédoise :
« Les choses…sont dans une telle situation qu’il leur faut de l’argent et qu’il vienne du dehors. On ne doit pas négliger l’avantage qu’on peut tirer d’une judicieuse distribution de quelques sommes d’argent surtout dans un royaume où tout est fort cher, où l’on a coutume de dépenser plus que l’on a, où l’on ne fait rien pour rien et où chacun préfère le particulier au public. »
Quelques semaines après cet épisode, Louis XIV fera parvenir trente mille écus et une épée enrichie de diamants à l’électeur de Saxe pour obtenir sa neutralité lors du vote de la Diète Impériale à propos d’une éventuelle alliance contre la France.
Le Premier Empire n’est pas en reste. L’Empereur a donné une administration moderne à la France, a crée la Cour des Comptes, mais n’a pas mis fin à la confusion des genres entre la cassette impériale et le Trésor Public. Une partie des sommes distraites de cette cassette sert à entretenir le train de vie de la cour impériale, une autre partie gonfle l’épargne de l’Empereur et une autre partie sert au financement de la diplomatie secrète et de la police. Rien n’a changé ou presque…
La cassette impériale est alimentée par l’impôt. A partir de 1810, la vente d’autorisations d’importer des denrées coloniales en dérogation au blocus continental génère des recettes supplémentaires non négligeables. C’est l’Empereur lui-même qui a la haute main sur ce système.
Il fait conserver dans les caves des Tuileries sous le pavillon Marsan le numéraire issu de ces ventes mais aussi l’argent public affecté à ses dépenses personnelles et à la diplomatie secrète.
Talleyrand et Fouché émargent largement sur ce trésor. Il est estimé par Fouché, observateur averti, à près de 500 millions or.
Comme sous la royauté, il est toujours difficile d’individualiser les sommes affectées aux opérations secrètes et aux compléments de rémunération profitant à la vie politique et administrative.
C’est paradoxalement une monarchie, celle de la Restauration qui va réaliser le premier pas vers la transparence.
Les ordonnances du roi des 12 novembre et 21 décembre 1820 portant organisation de la maison civile , et prescrivant un nouveau régime de comptabilité, constituent la base de la gestion contemporaine des fonds secrets.
Le Premier Texte confie au Ministre Secrétaire d’Etat (ce qui serait aujourd’hui le Premier Ministre) l’ordonnancement de tous les fonds pour lesquels il a été accordé des crédits.
Le nouveau régime de comptabilité distingue deux catégories de valeurs : celles détenues de manière ordinaire en caisse et en portefeuille (par exemple, les titres et obligations d’état) et celles exceptionnelles qui ne sont pas détaillées (par exemple, le produit de l’ancêtre de la loterie nationale).
Chaque ministre dispose ainsi d’un compte où sont retracées « les recettes et dépenses de toute nature » . C’est la fin de la confusion entre Trésor Public et Cassette Royale.
En application de cette nouvelle directive, les crédits ouverts au titre de l’année 1821 à la Présidence du Conseil des ministres comportent une ligne intitulée « dépenses secrètes ».
Elle est dotée de cinq millions de francs prélevés sur le produit de la Ferme des jeux, soit un tiers du produit total de la loterie (15 millions).
Ces cinq millions de dépenses secrètes sont à rapprocher des 25 millions de dotation dont dispose le roi au titre de la liste civile et des 167 millions de dépenses de fonctionnement inscrites au budget général de l’Etat.
Ces dépenses représentent 0,25% du budget de fonctionnement, ce qui est notablement supérieur à la situation actuelle. Les 473 millions de fonds spéciaux représentent actuellement 0,0050% des 102 milliards de francs des dépenses de fonctionnement du budget général.
Pendant plus d’un siècle, Parlement et Exécutif évitent de légiférer ou de réglementer le sujet.
Il faudra attendre 1946 et la IVème République pour trouver un texte législatif traitant des fonds spéciaux.
Pourtant, la Troisième République a eu régulièrement recours à l’utilisation de fonds pour des
dépenses secrètes. Ces dernières sont inscrites au budget des ministères régaliens : Défense, Intérieur, Affaires Etrangères. La Présidence du Conseil est associée à cette gestion, la pratique de l’époque voulant que le Président du Conseil exerce également des fonctions ministérielles.
L’évolution de l’appareil administratif au sommet de l’Etat vers de plus en plus de technicité provoquera une dérive dans l’emploi des fonds secrets.
Cette évolution s’accélèrera aux alentours de la Première Guerre Mondiale.
La Haute Fonction Publique commence à occuper des postes de parlementaires et parallèlement les grands Corps affermissent leur autonomie. En 1911, un Maître des Requêtes au Conseil d’Etat, Henri Chardon, développa la théorie d’un pouvoir administratif qui coexisterait à côté du pouvoir politique. Ainsi débute la théorisation d’une résistance de l’appareil administratif à la transparence. Elle est confisquée par l’administration au profit des Corps de contrôle internes qui tolèrent une appréciation très large du secret.
La faiblesse du pouvoir exécutif qui caractérisera la Troisième République va accroître le poids de l’administration. Celle-ci va revendiquer et obtenir facilement du pouvoir politique de jouer le rôle d’un Etat Major de plus en plus omnipotent.
Cela implique des moyens qui n’existent pas. Le décret du 13 février 1912 n’octroie que trois collaborateurs au Président du Conseil. Cette pénurie affaiblit bien évidemment l’exécutif face au Parlement. Les Présidents du Conseil successifs depuis Léon Blum –qui publiera en 1918 un livre sur la réforme du travail gouvernemental- n’eurent de cesse que d’accroître leurs moyens de fonctionnement. Les fonds secrets seront largement employés à cette fin.
De la fin de la Première Guerre à 1935, des collaborateurs officieux sont rémunérés sur ces fonds. La dérive est ainsi institutionnalisée. L’autorisation donnée au Président du Conseil de constituer un cabinet autonome en 1935 ne met pas fin à cette pratique. Les rémunérations principales pour les collaborateurs officieux et annexes pour les fonctionnaires affectés en cabinet deviennent courantes.
Aucun texte ne les encadre et on ne retrouve aucune archive indiquant le sort réservé à la fiscalisation de ces salaires et traitements opaques. Le contentieux fiscal est également muet. Deux hypothèses : soit ces sommes ont été spontanément déclarées par leurs bénéficiaires dans le cadre du régime de la déclaration de droit commun. Cela expliquerait l’absence de réglementation spécifique. Soit il a été admis de manière empirique qu’elles représentaient une sorte de « bonus » justifié par une charge de travail très lourde au service de l’Etat. Cette thèse est vraisemblablement la plus plausible pour la simple raison qu’elle a perdurée et qu’elle est toujours invoquée pour faire échapper à l’impôt les sommes distribuées.
L’utilisation classique des fonds, c’est-à-dire pour la diplomatie secrète et pour la Sécurité de l’Etat, ne fait l’objet d’aucun véritable contrôle. Dans ce domaine, l’Administration est laissée maître des normes qu’elle s’applique.
Le gouvernement n’est d’ailleurs pas interpellé à la Chambre des Députés sur le sujet.
La police dite « de défense », c’est-à-dire l’espionnage et le contre-espionnage et la police politique s’exercent sans provoquer de réactions sociétales quant à l’utilisation d’argent pour exercer ses missions.
Le plus grand scandale sous la IIIème République concernant des missions de « police » entendu au sens large, sera l’affaire dite « des Fiches »qui empoisonnera la vie politique d’octobre 1904 à janvier 1905. Le Général André, Ministre de la Guerre, est soupçonné d’avoir organisé l’établissement de fiches sur les officiers. Ces documents font état de leurs opinions politiques et religieuses. L’affaire révèlera que de nombreux militaires ont bénéficié d’avancement à partir des fiches établies par le ministère sur des indications fournies par des loges maçonniques.
Très peu d’articles critiques sur les fonds secrets paraissent dans la presse. Et pour cause !
Nombre de médias de l’époque bénéficient de cette discrète manne.
Si quelques cas célèbres de corruption sont dénoncés dans la presse, ils ne concernent que le versement de fonds par des banques ou des agents de change pour favoriser la souscription d’emprunts. La commission des opérations de bourse n’existant pas, cette forme de ce que l’on appellerait aujourd’hui « publi-reportage », donnera lieu à des recettes non négligeables encaissées par les groupes de presse et quelques journalistes.
Théodore Zeldin dans son « Histoire des passions françaises » détaille le montant des fonds ainsi distribués par le Crédit Foncier entre 1875 et 1890. La somme est colossale, soixante millions par an ! Vingt-sept millions sont versés sous forme d’aide directe à la presse,
trente-huit millions à des « intermédiaires ». D’autres banques confieront de l’argent à des ministres pour qu’ils le redistribuent aux journaux, notamment pendant les deux années que dura la crise boulangiste(1887-1889).
Le gouvernement russe emploiera les mêmes méthodes pour encourager le placement de son fameux emprunt. Les fonds destinés à la corruption des journalistes français furent multipliés par vingt en 1905 au plus fort de la guerre russo-japonaise qui avait fait fléchir l’intérêt des épargnants français.
Les hommes politiques ne seront pas en reste, la République emploiera tous les moyens pour conforter une situation fragile en s’attirant les bonnes grâces de la presse. La distribution de fonds secrets sera organisée à travers les Bureaux de presse ministériels créés en 1920. Ces structures vont distribuer des enveloppes mensuelles aux journalistes susceptibles de présenter une information favorable au gouvernement.
Les préfets qui ne disposent pas de fonds secrets sont invités par le ministre de l’Intérieur à attribuer le juteux monopole des annonces légales aux journaux locaux les plus dociles.
Cette « fonctionnarisation » d’une part importante de la presse explique la quasi-absence de dénonciation du système. Il faudra attendre le procès à la Libération de Jean Luchaire, directeur du journal « Notre Temps » pour en obtenir une description précise. Il déclarera devant ses juges que la totalité des journaux et revues politiques d’avant-guerre ont bénéficié de subsides gouvernementaux : « on avait le choix entre les fonds étrangers et les fonds provenant de firmes capitalistes, la source la moins mauvaise était les fonds d’Etat ». Il livrera aussi le détail des sommes qu’il avait personnellement reçues de plusieurs ministres (quelques centaines de milliers de francs annuels). Pour son malheur, il cumulera ce revenu avec celui versé par les allemands.
Les fonds secrets alimentèrent aussi à cette époque une corruption ordinaire tolérée et encouragée. Les scandales publics connus ne concerneront que des affaires mettant en jeu de l’argent privé (par exemple, l’achat de votes de députés par des banques ou la « vente » de décorations ). Encore que très souvent, de tels scandales permettent uniquement par leur révélation d’éliminer des adversaires politiques. Les fonds spéciaux échappent miraculeusement à la sagacité des journalistes d’investigation.
Les campagnes périodiques et très théoriques de Clémenceau contre la corruption ne peuvent masquer la dérive du système. L’absence de tout contrôle et de contres pouvoirs va la pérenniser.
Quelques universitaires travailleront pourtant sur ce thème. L’un d’eux, Emmanuel Besson, estimera les dépenses irrégulières de l’Etat à deux millions de francs or annuels pour les premières années de la IIIème République. Il ne publie par contre aucune information directe sur les fonds secrets dans sa thèse soutenue en 1889.
Les Fonds Secrets - La Vérité
ISBN : 2-87845-535-5
Éditeur : Les Presses du Management 2001