Comprendre les crises (115) La route pour la servitude / Timothy SNYDER

Inévitabilité et éternité

Timothy Snyder fait partie des historiens qui analysent cliniquement depuis plusieurs années les démocraties occidentales confrontées à des séries de crises et qui ont cru, à tort, que la fin de la seconde guerre mondiale, la chute du mur de Berlin, l’effondrement de l’URSS et le constat d’une croissance économique soutenue grâce notamment à une mondialisation « heureuse » des échanges, constituaient autant de signaux robustes de la pérennité de nos modèles.  Or, les crises traversées et en cours ont révélé que les fondamentaux qui étaient notre fierté : l’État de droit, la paix en Europe, des équilibres sociétaux, pour ne citer que les principaux, pouvaient être fragilisés, voire disparaître pour laisser la place à un nouvel ordre juridique aux antipodes de ce que nous connaissons.

Cette fragilité avait déjà été identifiée avant la seconde guerre mondiale par des penseurs libéraux comme Walter Lippmann qui avait décrit en 1938 dans son ouvrage La cité libre, les dangers guettant les démocraties. Frederik Hayek y consacrera un ouvrage majeur, paru en 1979, Droit, législation et liberté, dans lequel nous pouvons lire : « Ce n’est pas la démocratie qui se délite mais les mythes autour desquels nous l’avons fait vivre depuis la révolution industrielle… » Malheureusement, l’étiquette libérale attribuée à ces deux penseurs, les a discrédités, alors même qu’ils ont développé, et surtout Hayek, une doctrine sociale puissante et une doctrine de l’État régalien fondées sur une combinaison de démocratie populaire et libérale.

Le dernier ouvrage de T. Snyder, disponible en français depuis octobre 2023, La route pour la servitude, a été publié aux États-Unis en 2018. Il constitue un nouveau signal d’alerte très fort des atteintes portées au système démocratique tel que nous le pratiquons dans les États nations européens et aux États-Unis. Atteinte au système institutionnel mais aussi au droit qui le soutient et qui apparaît de moins en moins comme une valeur garantie par les États où les organisations internationales interétatiques. Force est de constater que la création du droit devient le fait d’entités transnationales, pouvant être des entreprises commerciales. Nous sommes bien éloignés du « contrat social » qui a constitué le fondement du droit des démocraties européennes depuis la fin du 18éme siècle. L’ordre juridique des États nations est désormais contesté de l’extérieur par d’autres systèmes normatifs (illibéraux, autoritaires …), mais aussi depuis l’intérieur. Il n’est qu’à regarder le triste spectacle donné par Donald Trump contestant chaque jour le système institutionnel américain qui reposait jusqu’à présent sur un équilibre et dans la confiance placée dans un dispositif complexe de « cheks and balance » garant de la démocratie. Mark Kesselmann, professeur de sciences politiques à l’université Columbia de New-York qualifie la situation actuelle de « coup d’État au ralenti », un poison lent mais aux effets destructeurs assurés sur la démocratie.

La route pour la servitude, place la Russie au centre de la réflexion et montre les ressemblances entre les parcours de Poutine et de Trump. Les deux utilisent le pouvoir pour s’y maintenir et faire prospérer leurs intérêts personnels.  Les deux utilisent le mensonge à grande échelle, plus précisément le recours à d’énormes mensonges qui présentent l’avantage de faire entrer les citoyens dans une dimension partisane et complotiste. Adhérer à une vision complotiste devient alors la seule explication rationnelle offerte…

Snyder rappelle aussi opportunément que la seconde guerre mondiale a été avant tout pour Hitler une guerre coloniale pour s’assurer de la maitrise de l’Ukraine, grenier à blé de l’URSS, ce qui aurait permis à l’Allemagne de devenir une puissance équivalente à celle du Royaume Uni. La France a toujours été secondaire dans cette stratégie. L’oubli de cette dimension explique pour beaucoup la situation confuse actuelle dans laquelle se trouve l’Europe. La réalité de ce début de 21éme siècle est que le caractère impérial des grands Etats européens a totalement disparu et qu’une démocratie équilibrée ne peut être atteinte qu’autour d’une « Europe puissance », pour laquelle les réticences de plusieurs pays sont fortes. Le danger porté par l’actuel pouvoir Russe tient au fait que l’État Russe incarné par son dirigeant peut afficher des intérêts à défendre et une idéologie, tout comme la Chine. Quant à l’Europe et aux États-Unis, leurs intérêts ne convergent pas toujours et aucun des deux ne peut afficher une idéologie claire.

Snyder apporte beaucoup à la compréhension de la crise actuelle en expliquant les concepts de « politique d’inévitabilité » et de « politique d’éternité ». La politique d’inévitabilité c’est la vision « fin de l’histoire » qui a prévalu en fin de 20éme siècle : « Les lois de progrès sont connues, il n’y a pas d’alternative et donc pas grand-chose à faire ». Aux États-Unis, cela se décline selon le schéma expliquant que la nature a apporté le marché, ce dernier la démocratie…laquelle a entrainé le bonheur.

En Europe, ce schéma tourne autour de l’histoire de ce continent qui a apporté la Nation, cette dernière, confrontée aux guerres a compris que la paix était un objectif impératif pour lequel il était nécessaire de disposer de l’intégration européenne et de la prospérité en découlant.

L’Union soviétique s’est inscrite elle aussi dans un schéma d’inévitabilité tourné vers la technologie. La nature permet la technologie, qui, en se développant apporte le changement social, lui-même provoquant la révolution qui en se répandant met en œuvre l’utopie communiste. L’effondrement de l’URSS a donné l’illusion aux européens et aux américains que leurs schémas d’inévitabilité triomphaient. Or, les crises qui ont suivi l’effondrement soviétique, crises financières mondiales, guerres d’Irak ont contribué à un effacement progressif de l’inévitabilité au profit de l’éternité.  

Si l’inévitabilité était porteuse d’un objectif de meilleur avenir, l’éternité écrit Snyder, place la Nation au centre d’une histoire cyclique de victimisation.   Le temps est appréhendé circulaire dans un tel schéma. L’inévitabilité traçait une ligne vers un meilleur futur, l’éternité renvoie à des menaces du passé, sans cesse ressurgissant.

Les politiques publiques liées au concept d’éternité sont centrées sur la protection des citoyens face à des menaces. Elles vont aussi fabriquer de la crise et utiliser pour ce faire, la manipulation de l’information. La négation de la vérité est le corollaire de ce schéma qui ne peut prospérer que sur la diffusion « d’informations spectacles » faisant appel aux sentiments et non à la raison.

Les défenseurs de chacun de ces deux schémas ne semblent pas encore prêts pour s’en extraire. Snyder nous dit que ceux qui sont influencés par l’inévitabilité regardent chaque fait comme une anomalie insuffisante à modifier la marche en avant du progrès. Ceux influencés par l’éternité font de chaque évènement la démonstration d’une menace intemporelle mettant en péril l’État. Tout cela aboutit à l’oubli de l’histoire et fait que nombre d’entre nous sont par exemple, plus préoccupés de savoir si l’Ukraine est un vrai pays car dans le cas contraire, son envahissement par la Russie est compréhensible, plutôt que de s’interroger sur le fait que l’envahissement d’un pays souverain n’est pas concevable si l’on est attaché à la démocratie.

Pour échapper à cet affrontement de concepts mortifères, il faut surmonter un autre écueil, celui de l’effacement des valeurs.  Il est indispensable de retrouver des valeurs vertueuses et donner du sens à la vie en société. Proclamer le vivre ensemble sans justice, sans probité, sans coopération, sans redonner du sens à l’intérêt général est vain. Inévitabilité et éternité n’ont pas besoin de vertus pour s’épanouir, ce qui explique la facilité de leur expansion. La démocratie pour s’épanouir a besoin de vertus partagées, ce dont elle a pu se passer dans une période ou ses ennemis étaient faibles. Retrouver et partager des comportements vertueux va également de pair à redonner du sens aux notions de bien et de mal. Si nous ne nous en préoccupons pas, la frontière entre bien et mal va aussi disparaitre, comme nous le montrent de nombreux signaux actuels. Et si nous ne nous réveillons pas nous serons perdus pour longtemps.

En savoir plus :

Site de Timothy SNYDER :   https://timothysnyder.org

Sur Lippmann et Hayek voir le post 27 de ce blog :

https://gerard-pardini.fr/?s=27


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